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Bonne lecture !
Y.S.
Qu'est-ce que la production ?
Historicité d'un concept
S'il est une pratique sociale vers laquelle se porte, d'une manière ou d'une autre, l’essentiel des énergies et des croyances humaines au sein de la société capitaliste, c'est bien la production telle qu'elle est entendue dans cette société. Celle-ci concentre à tel point les attentions, détermine à un tel niveau l'organisation de la société moderne, qu'elle en est devenue à faire partie de nous-mêmes, de nos motivations les plus profondes. Produire des objets ou des services, selon le sens que cela a pris dans cette société, est l'acte par lequel est rendue possible la socialisation des individus par le biais du travail. Ce dernier, toujours selon ce qu'il recouvre dans la société capitaliste, est surtout une catégorie adulée pour son pouvoir de « donner un sens à la vie », quand l'individu arrive à s'intégrer à cette sphère sacralisée qu'est devenue la sphère de la production, exploitant en cela la tendance somme toute humaine de s'auto-accomplir au travers de l'échange créateur avec la matière. Sous le règne de la croissance et de la quantité, produire toujours plus est devenu l'impératif répondant aux nécessités présentes d'une valorisation du capital qui peine à se poursuivre au vu de la croissance de la capacité des forces productives actuelles. Mais si globalement la production nous paraît si « naturelle », ne visant apparemment qu'à satisfaire les « besoins » humains, c'est qu'elle fait partie de ces catégories, tel le travail dans le monde moderne, dont l'origine et la logique restent encore largement incomprises et ininterrogées. Ces « besoins », qui ont trop souvent été « naturalisés » par maints discours anthropologiques fonctionnalistes, prennent avec le développement historique du capitalisme, l'apparence de pulsions ou d'envies dominant nos volontés, qui nous incitent au travers de cette étude à nous interroger sur cette sphère qui en quelque sorte les conditionne. Qu'en est-il exactement de la production, de cette praxis visant à « transformer la nature et le monde » ? Les relations humaines ont-elles toujours été subordonnées à des rapports et conditions de production, déterminés par la structure sociale historiquement spécifique au sein de laquelle s'engagent les producteurs ?
Le produit en tant qu'objet et sujet
Afin de pouvoir débuter une analyse de la nature de la production moderne, il s'avère dans un premier temps indispensable de s'efforcer d’étudier ce qui résulte pratiquement de sa mise en œuvre à partir des significations qui se cachent derrière cette finalité apparente : le produit. Ces significations sont issues principalement du cadre social capitaliste qui a donné naissance à une interprétation spécifique du monde, une forme de culture. La société capitaliste, comme toutes sociétés ou communautés humaines, crée au fur et à mesure de son développement sa propre interprétation socio-historique du monde qui la fonde en actes, une « vision » des choses qui se meut avec la vie même des acteurs, leurs pratiques et interactions. Ces choses en question lorsqu'il s'agit des finalités de la production dans les sociétés modernes - donc les produits - sont vues comme au travers d'un prisme qui nous en donne une interprétation déterminée par un pouvoir socialisant prétendument contenu en eux - ce que Marx a théorisé par le concept de « fétichisme de la marchandise» - cachant en réalité une véritable aliénation.
Car le produit, dans ce type de société, prend donc de façon quasi omniprésente la forme de la marchandise. Celle-ci ne désigne pas simplement des objets concrets, matériels - correspondant à de possibles besoins humains « naturels » -, mais par surcroît des entités « chosifiées » dont l’appréhension passe au travers du filtre des catégories économistes du capitalisme et de la façon dont celles-ci déterminent nos formes d'existences et de croyances : par conséquent, un certain type de rapport social. L'interprétation spécifique de l'objet dans notre monde a été analysée en son temps par Marx et présentée par lui dans la première partie du Capital dans laquelle il développe son fameux concept de « fétichisme de la marchandise ». Le but de ce texte n'est pas de s'étendre sur ce concept mais de se reposer sur la description que fait Marx de la marchandise au travers des catégories de valeur d'usage et de valeur d'échange afin de débuter l'étude de la notion de « produit ».
Ces deux types de valeur qui caractérisent le produit en tant que marchandise, de manière spécifique à la société capitaliste, sont déterminés par deux moments de la vie de celui-ci : la sphère de la production et la sphère de la consommation. La valeur d'échange, qui se réalise sur le marché, est considérée plus ou moins relativement à la valeur, déterminée par la quantité de travail abstrait socialement nécessaire à sa production et contenue dans la marchandise comme d'une potentialité exprimable. La valeur d'usage, quant à elle, est déterminée par la consommation, celle-ci étant l'acte par lequel l'utilité du produit trouve à s'exprimer au travers de l'ordre culturel qui émane de l'agencement effectué, secrètement peut-on dire, par le « sujet sans sujet » du fétichisme de la marchandise. C'est ce mode de signification spécifique découlant de l'aspect culturel du « besoin » qui donne, peut-on dire, une préséance à la valeur d'usage en en faisant la catégorie déterminant d'une certaine manière, le cours de la production. Pour autant, si d'un côté les rapports sociaux capitalistes initiés par la logique de la valorisation et la soumission aux impératifs du marché ont bel et bien leur origine dans la production et conditionnent la structure du schème signifiant, de l'autre côté, l'utilité de la marchandise, donc du produit, est ce qui peut faire entrer en concordance les « besoins » culturellement signifiant avec les contraintes de production, et donc faire en sorte que la valeur puisse s'exprimer sous la forme de la valeur d'échange (ce qui représente une sorte « d'idéal » vu sous l'angle du marché).
Le produit, en tant que marchandise, est donc l'acteur déterminant du fonctionnement de l'économie capitaliste, et cela corrélativement à la suprématie de la production dans la génération de la signification symbolique qui participe à sa socialisation (fétichisme) ainsi qu'au rôle, apparemment primordial, du « besoin » s'exprimant dans la consommation (« utilité » culturellement signifiante). Le produit tend à limiter la « vision » (la conscience) des individus à l’espace et au temps tels qu’il les a structurés, par le biais des croyances fétichistes dont il est le siège. Ce monde de la conscience dans le paradigme de l'économisme est ainsi un monde où l'objet parait animé d'un pouvoir d'élaboration de rapports sociaux entre les entités individualisées « conscientes » et l'extériorité de leurs environnements sociaux et « naturels » (cela constitue les formes de conscience générales « renversées » dont parle Marx).
C'est bel et bien au moment de la production, lors de l'élaboration du produit, que celui-ci se voit intégré en lui-même la possibilité de donner au producteur un statut social en rentrant en rapport avec le monde via le marché. C'est en cela que le produit est un fétiche, une sorte d'opérateur social « subjectivé », une « abstraction réelle », en ce qu'il contient potentiellement et qualitativement, en même temps que quantitativement (en unités de temps de travail abstrait), cette « force » qui en dernier lieu définit une bonne partie des dimensions des relations sociales : la valeur, et son expression matérialisée issue du rapport marchand, l'argent, la « marchandise générale » comme la nommait Marx.
À ce point de l'analyse, il est possible d'avancer que, dans la société marchande capitaliste, le produit sous la forme de la marchandise, si on le considère en tant qu'élément spécifique à cette formation sociale, porte en lui une double signification, c'est-à-dire deux composantes dont les essences ne sont pas spécifiques à la société capitaliste si on les détermine par rapport aux éléments qui constituent l'environnement des hommes en tout temps, mais qui prennent, dans celle-ci, des formes toutes particulières, sinon paroxystiques. La première de ces significations, que l'on peut qualifier de « sociale », prend, dans le capitalisme, les allures d'une abstraction et navigue dans les eaux troubles de la pensée conceptuelle structurée par une forme de l'agir, une praxis particulière, et dont la source se situe au niveau de l'inconscient, bien que nous en ressentions le déroulement comme le déploiement « naturel » de capacités cognitives immanentes :
« ...L'abstraction, qui était déjà à la base de toute société fondée sur l'échange, était devenue visible [dans la société grec antique]. Elle n'était pas due à un acte de pensée (c'est la conception courante de l'abstraction, à partir de Platon), mais à des actes effectifs, des actes qui possèdent cette dimension spacio-temporelle dont l'absence est généralement considérée comme une caractéristique du concept. Cette abstraction n'existe que dans la pensée, mais son origine n'est pas dans la pensée ; elle dépasse ainsi la distinction métaphysique habituelle entre la conscience et l'être. Cette expérience bouleversante est à l'origine de la plupart des concepts élaborés par les philosophes grecs : substance, infini, totalité, identité, contradiction, espace, temps, nombre, quantité, etc. Si ces concepts ont déterminé tout le développement ultérieur de l'histoire de la pensée, et s'ils ont cours encore aujourd'hui, c'est parce que nous vivons encore essentiellement avec la même « abstraction d'échange » que les Grecs ; et que l'acte d'échange est à l'origine de toutes les autres formes d'abstraction. ».
La praxis qui, au fil des générations dans un ensemble de rapports sociaux donné, donne une consistance à la « synthèse s'accomplissant à l'intérieur de la vie individuelle, une synthèse passive », est pourtant constituée des activités concrètes des individus, celles-ci renouvelant les croyances en l'extériorité et la puissance des déterminations sociales. Ces activités, en tant qu'elles structurent une forme de connaissance particulière par laquelle nous envisageons notre approche au monde et aux autres, donnent, par là-même, une signification toute aussi particulière aux objets, matériels et immatériels, que nous posons alors comme médias, extérieurs et comme « face à nous », entre le « monde » (du marché) et nos individualités, dès la phase de leur production. Le produit se voit ainsi attribuer un rôle d'opérateur social dès la production et détient une forme de « pouvoir » qui, en même temps qu'il permet une forme de socialisation, sépare l'individu moderne d'un flux de rapports paraissant alors devenir des rapports entre les objets eux-mêmes. Cette abstraction sépare le produit du producteur et reproduit des rapports sociaux « de production ».
Elle opère une distanciation de l'individu atomisé vis-à-vis du produit de son « métabolisme avec la nature », et par extension, de la culture vis-à-vis de la nature (comme nous le verrons plus tard). L'abstraction règle les rapports sociaux des humains entre eux et entre les humains et les non-humains. L'objet-produit devient autonome et se détache des hommes et de leurs obligations directes vis-à-vis de la société en les rendant anonymes par le biais de la production elle-même rendue anonyme et de plus en plus inappropriable (c'est une des résultantes de l'extension des multinationales...). Si ces obligations sont ressenties dans la chair des individus, elles ne sont généralement pas clairement comprises par les acteurs du « jeu social » comme formant un cadre de relations qui sont médiatisées, de façon quasi-autonome, par les produits quelle qu'en soit la forme (force de travail, salaire, services, etc.) ; elles ne sont pas vues comme des obligations qui sous-entendent une structure sociale basée sur des échanges entre individus « libres » et « égaux entre eux », ordonnées par le Droit. Les « rapports de production » qui d'une part, structurent les relations inter-subjectives et dont le caractère primordial découle du fait que les différentes sphères et institutions de la société (marché, État, etc...) ont été logiquement subordonnées à l'économie et donc soumises au règne de la valeur, structurent d'autre part profondément la pensée des hommes modernes en leur imposant une forme spécifique d'objectivation sociale. Il existe donc un lien entre cette forme d'objectivation sociale et le produit tel que nous concevons son existence sociale, plus ou moins inconsciemment. Nous entrevoyons d'ors et déjà que l'analyse de la production, arrivée à ce point, ne concerne pas seulement ces activités économiques visant à reproduire les conditions de l'accumulation capitaliste, mais au-delà, toutes activités qui se reposent sur une telle séparation des êtres et de leurs prétendus « besoins » (comportant la nécessité d'une gestion et d'une comptabilisation). Des « besoins » qui ne paraissent pas alors être si « naturels » que cela. Ce qui nous amène à une autre signification contenue dans le produit et qui est intimement liée à la première dans un rapport que l'on pourrait qualifier de fusionnel.
Cette seconde signification représente l'unité de l'ordre culturel dans une société donnée. En ce sens où « l'utilité [des objets] remarque Salhins, consiste en fait en une signification. […] Et c'est ce système signifiant qui détermine toute fonctionnalité, c'est à dire conformément à la structure et aux finalités particulières de l'ordre culturel. Par conséquent, aucune explication fonctionnelle n'est suffisante en soi, car la valeur fonctionnelle est toujours relative à un schème culturel donné. ». Dans le capitalisme, le besoin correspondant à l'émergence du schème culturel issu indirectement de la production, répond à une dynamique qui tend à accroître de façon continue la différentiation sociale. Cette différentiation sociale, en retour, induit une multiplication de l'offre de produits grâce auxquels les catégories sociales et individus atomisés (surtout récemment issus de l'éclatement des classes sociales suite à la dernière restructuration du capitalisme) peuvent s'objectiver. La diversification des modes d'être dans la société et le caractère sans cesse changeant de leur normativité sociale qui semble les poursuivre, dessinent les contours d'une consommation qui se diversifie par répercussion en engageant la production de signes (de produits) comme autant de facteurs d'objectivation de la différentiation qui découle de cette diversification. La différentiation sociale entraîne donc « une déclinaison sociale du système des objets ». Cette dynamique, constitutive du couple production-consommation (sur lequel nous reviendrons), est un processus dialectique dont les deux moments sont coextensifs. L'un comme l'autre se répondent mutuellement et de façon croissante à mesure que s'efface ce qui pouvait encore perdurer en tant que schèmes culturels anciens. Et ce dans une spirale qui tend à élever certaines valeurs comme la disponibilité, la flexibilité, la polyvalence, l'ambition, au rang de « vertus » tendant à faire de l'individu lui-même son propre produit, mais un produit généré réellement par autre que lui. L'origine de ce processus dialectique se situe dans le travail moderniste, et par conséquent dans les rapports sociaux dont il participe à la spécificité et au sein desquels il permet l'intégration forcée des individus. Les « forces productives » du capitalisme forment l'ordre culturel qui caractérise une société où, note Salhins :
« la production matérielle est le lieu dominant de la production symbolique ; dans les sociétés primitives, c'est le système des relations sociales (de parenté). Dans la société occidentale, les rapports de production constituent une classification réitérée dans le schème culturel tout entier, étant donné que les distinctions de personnes, de temps, d'espace et de circonstances développées dans la production sont communiquées partout : à la parenté, au politique et au reste, malgré les discontinuités sur le plan de la qualité institutionnelle. Par ailleurs, comme l'accumulation de la valeur d'échange procède par le biais des valeurs d'usage, la production capitaliste développe un code symbolique, représenté comme les différences signifiantes entre les produits, et qui sert de schème général de classification sociale. Cette intégration économique de l'ensemble (la transmission de la grille et du code, les différentiations sociales et les oppositions objectives) est assurée par le mécanisme du marché – car tout le monde doit acheter et vendre pour vivre, mais on ne peut le faire que dans la mesure où l'on y est habilité par ses rapports à la production. ».
Les deux significations se rejoignent donc et s'interpénètrent en un mouvement orgasmique sans but ni finalité autre que son éternelle reproduction.
La chose en tant que produit est donc pour l'individu, de façon consciente, considérée comme un « objet », résultant de l'objectivation de besoins figurés dans la valeur symbolique du produit en fonction d'un schème culturel spécifique à la société marchande, et de façon inconsciente considérée tel un « sujet » en contenant positivement (telle une abstraction réelle) un pouvoir de socialisation par rapport auquel s'est construite la croyance envers une auto-production de l'individu « libéré complètement de la passion des autres ». La polarisation sans cesse changeante, en perpétuelle inversion de signe, entre un pôle « objet » et un pôle « sujet » caractérise l'ambivalence au sein de laquelle s'insère l'individu dans les sociétés modernes. Elle marque aussi la caractéristique principale du produit en tant qu'il participe à la séparation fondamentale et historiquement déterminée, entre l'homme et ses « besoins », entre l'homme et ses conditions de production, entre la sphère de la production et les autres activités humaines.
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De l'objet-produit à la réalité cachée de la production
Le mode « moderne » d'objectivation sociale, que nous appellerons objectivation rationaliste, lié à un mode de pensée propre à l'ensemble de ces sociétés, s'est élevé en tant que paradigme « globalisant » issu d'une forme culturelle historiquement déterminée par le naturalisme et le mercantilisme associés dans une dynamique d'exploitation et d'accumulation, et structurant ainsi la quasi totalité des rapports sociaux, tout en trouvant donc son origine dans la production marchande qui est devenue l'axe essentiel autour duquel ces derniers se structurent. L'objectivation rationaliste se concrétise ainsi dans toute forme de « produit » (considéré donc ici dans un sens large, et non uniquement issu de la production économique matérielle ou immatérielle, par exemple la « production » idéelle, de concepts) qui résulte du double mouvement de la « satisfaction des besoins » naturels et sociaux (les contingences), et de la « matérialisation » de l'ordre social (les causalités). Ces deux facteurs, tout en étant plus ou moins des éléments coextensifs dans la plupart des sociétés humaines, fusionnent en un point maximum dans la société capitaliste par la consécration d'une forme de rationalité, prétendument universelle, à seule fin d'accumulation de richesse sociale, de valeur donc. Ces deux facteurs remarque György Markus, font l'objet dans la tradition philosophique d'une distinction entre :
« ce que l'on peut seulement vérifier et prendre en compte, expliquer quant à ses causes et utiliser, et de l'autre ce que l'on peut en principe juger, justifier ou critiquer quant à ses raisons, soit pour y souscrire, soit pour l'abolir. Lorsque Marx articule cette distinction au sein du « paradigme de la production », il propose une solution au problème philosophique de la « nature » et de la « convention » - les « faits » et les « normes » - , solution qui d'une certaine manière transcende le caractère « unilatéral » des « philosophies de la communication » et du positivisme [pour lesquelles ce problème n'a pas lieu d'exister...]. D'un côté, le paradigme de la production insiste sur l'unité indissoluble des faits et des règles dans la constitution même du monde vécu des hommes en tant que réalité matérielle. Et cela non seulement en affirmant que chaque objet produit par les hommes – ou plus généralement chaque élément humainement significatif de l'environnement des hommes – est à la fois une objectivation de rapports définis passifs et actifs de l'homme à la nature (des besoins et des capacités définis) et une matérialisation, un « porteur » de formes sociales définis ; mais en précisant de façon plus radicale que les notions d'objectivation et de matérialisation présupposent toutes les deux la notion de règle sociale. La distinction significative que l'on peut faire n'est pas entre des faits bruts et des règles désincarnées, simples résultats de conventions, mais entre deux éléments constitutifs de la facticité, chacun constitué par des règles, mais de types différents : les règles « techniques » et les normes « sociales » (les règles régies par les lois naturelles – internes ou externes – en tant qu'elles déterminent les conditions d'effectivité des actions humaines, et les normes qui postulent les motivations socialement codifiées de ces actions). Mais cette distinction est toujours relative au moment historique et en dernière analyse à la situation vécue des sujets sociaux qui font la distinction. Ce qui constitue un simple fait ou une nécessité technique d'un point de vue historico-social donné peut apparaître dans une autre perspective comme l'expression et l'affirmation de choix de valeurs ou d'intérêts particuliers. »
Le paradigme de la production érige donc au sein de la pensée des hommes modernes une forme de rationalité en adéquation avec ce qu'il impose de par son existence même dans les sociétés qui sont structurées par rapport à lui. Cette forme de rationalité opérant sur la signification symbolique des « objets » ainsi que sur les normes sociales, qui toutes deux se définissent par rapport à une forme de fétichisme pour laquelle ces « objets-produits » ont une essence liée aux rôles qu'ils y jouent : une « forme sociale universelle », celle de la forme-marchandise. Les produits répondent à des « besoins », eux-mêmes issus de cette forme de rationalité par laquelle les hommes se trouvent soumis à des règles d'emplois et de comportements (y compris de rapports sociaux) générés par une réalité sociale dont ils maîtrisent bien moins qu'ils pouvaient le faire auparavant, la variabilité de la structuration conceptuelle (la volonté y étant mise hors-jeux). C'est ainsi que nous pouvons considérer que le concept même d'objectivation rationaliste ou d'objectivités rationnelles implique inévitablement d'accepter pleinement sa conséquence : la séparation fondamentale propre à un mode pensée, à une « cosmovision » (G. Lapierre), qui structure l'ensemble du monde moderne et qui est donc arbitrée par sa propre rationalité :
« C'est seulement le capitalisme qui libère le travail comme activité technique de cette régulation sociale directe sanctionnée par des normes [celle des « sociétés » pré-capitalistes] et qui développe son caractère d' « indifférence » ou, de manière plus générale, sa pure rationalité par rapport à une fin, en séparant institutionnellement les activités économiques des autres sphères de la vie sociale et en postulant comme leur objectif la production de la richesse à une échelle toujours plus grande. C'est seulement sous le capitalisme que le monde des objets entourant les hommes comme nature devient « un pur objet pour l'homme, une pure question d'utilité »( Marx, Grundrisses). ».
Ce qui implique d'une certaine façon que « les rapports de l'homme à la nature » qui ordonnent les « faits » sont eux-mêmes déterminés significativement par une conceptualisation spécifique à la société capitaliste (le concept moderne de « nature » étant lui-même historiquement déterminé). L'idée d'objectivation rationaliste est l'aboutissement conceptuel d'un processus historique qui a pris naissance avec l'avènement des sociétés « évoluées », égalitaristes et hautement étatisées, au sein desquelles la production pour l'accumulation et l'échange s'est structurée peu à peu en élément permettant et motivant l'activité marchande puis, depuis la révolution moderne de l'avènement du capital, avec la reproduction illimité de celui-ci par sa consommation de travail abstrait, c'est à dire, la « suppression infinie du travail d'autrui dans l'activité marchande » en tant que paradigme d'une logique de séparation. L'objectivation rationaliste ayant son origine dans la production pour l'échange marchand, nous pouvons donc poser comme d'une conséquence logique, que celle-ci est un moyen de « créer et de s'approprier les produits de l'agriculture, de l'industrie, ou d'assurer les services permettant de satisfaire les besoins de la société » dénotant une praxis spécifique à un ordre économico-culturel tout entier. Il serait inexact de transposer à d'autres « sociétés » les concepts qui sont immanents à cet ordre économico-culturel. Dans les autres sociétés la structuration des habitus et valeurs « sociales » ne repose pas sur la production mais plutôt sur des relations et liens directs (de parenté par exemple comme le rappelle M. Sahlins, ou d'ordonnancement sociales selon des valeurs établies) ainsi que sur des obligations liées à des dominations traditionnelles entre individus et entre groupes, impliquant les humains et les collectifs non-humains (c'est à dire n'impliquant pas une séparation illustrée par l'avènement de l'individualisme, du droit, et de la notion de « nature »). Il apparaît donc à ce point de l'analyse que le « paradigme de la production » est l'axe essentiel autour duquel se structure des formes de sociétés (capitalistes comme marxistes) pour lesquelles l'homme en tant que producteur fait face à ses produits comme des entités dont l'existence perpétuellement renouvelée lui assure sa propre reproduction. « Produire », dans le contexte qui est le nôtre, se suffit à lui-même et contient un monde et une pensée spécifique. Ce n'est pas seulement « fabriquer quelque chose ». La praxis qu'il induit implique une séparation entre celui qui donne ou vend une part de sa vie et la chose à laquelle il donne vie et qui sera, à peine née, son orpheline.
Le produit est le support d'une dichotomie qui oppose d'une part une objectivation qui s'effectue sur tous les éléments de notre « environnement » matériel et immatériel, jusqu'à notre propre corps, nos désirs, nos aptitudes, notre personnalité, notre santé, et, d'autre part, une subjectivation (« faire dépendre d'un état de conscience ») qui tend à nous isoler et nous positionner en tant qu'êtres responsables, libres et autonomes, hyper-rationnels, face aux « objets » envers lesquels la domination manipulatrice ne pourrait qu'être promesse d'accomplissement, satisfaction de la recherche hédoniste du plaisir. Cela part d'une analyse de la société capitaliste actuelle bien sûr, mais sous d'autres formes de production comme dans des sociétés autogestionnaires « alternatives » ou pseudo-socialistes dont la structure repose ou reposerait sur une pré-évaluation des besoins et leur gestion comptable (sans donc remettre radicalement en cause la structure mentale générée par la dynamique sociale du capitalisme), une semblable critique pourrait être faite à condition toutefois de modifier plus ou moins l'étendue de ce que recouvrent l'un et l'autre des termes « objectivation et subjectivation ».
Nous pouvons déduire de ce qui précède que le produit est en quelque sorte le « résultat » de l'objectivation de rapports sociaux spécifiques aux sociétés modernes au sein desquelles il lui faut trouver les sujets appropriés aux multiples formes que peut prendre son hégémonie au sein du paradigme fétichiste propre à ces sociétés. La production est donc l'ensemble de ces activités sociales mues par le travail, compris ici en tant que catégorie historiquement déterminée par le procès de valorisation, dont le but est de permettre cette objectivation afin que puisse s'établir des rapports sociaux dépersonnalisés et médiatisés par les produits au sein d'une sphère de relations anonymes qui peut s'appeler « marché ». La production a tendance, surtout avec la nouvelle restructuration (ou « adaptation catastrophique ») du capitalisme, à dévoiler sa véritable « nature » en étendant l'hégémonie de sa praxis sur l'ensemble des aspects de nos vies sociales et personnelles (capacité, désir, apparence, langage, comportement, amour, etc....). Une praxis qui dérive alors vers une « auto-production » d'individus normalisés en fonction d'impératifs systémiques de production de valeur (ou de « potentialité » de production de valeur dans le cadre d'une situation où la baisse tendancielle de production de valeur engendre une hausse des investissements spéculatifs), et dont l'effet rampant est de déstructurer et de dé-humaniser plus encore les relations humaines, y compris avec notre propre personnalité, ainsi que celles existant encore peu ou prou entre les humains.
La production, au cœur des sociétés modernes, en plus de désintégrer les relations humaines directes, sensibles, structurantes du point de vue des interdépendances qui s'expriment au travers elles, sépare en deux pôles l'être et son objet et structure radicalement une dichotomie en apparence indépassable entre d'une part des « individus-sujets » dont le rôle objectivé – voilé par des illusions de liberté et d'auto-accomplissement - se résume en fait à une résignation face à ce qui leur apparaît, d'autre part, comme des forces objectives en apparence inextricablement insondables et indomptables - recouvrant les individus d'une quantité d'obligations « anonymes » - se manifestant telles les expressions d'un « sujet automate ». Il est possible toutefois de formuler les choses autrement comme le faisait Michel Henry en considérant la production des temps modernes comme l'avènement d'une séparation fondamentale, entre d'une part une subjectivité « dé-essentialisée » et d'autre part une objectivité sur-déterminée par une conception techniciste et économiste du monde issue en partie de la révolution galiléenne au XVIIe siècle. Au sujet de cette dernière, Henry parle de « l'Archi-fait galiléen », et note que :
« Son expression historique consiste en ceci que désormais, dans un procès réel de production, cette dernière cesse d'être subjective, de s'identifier au travail vivant. Assurément, si archaïque fut-il, le procès réel de production comportait et comporte nécessairement des éléments objectifs : les instruments et les matières premières. Mais, d'une part, la production en elle-même, l'action, était subjective, consistant dans le déploiement intérieur de la force subjective du corps vivant; d'autre part, instruments et matières premières n'étaient que les prolongements, les points d'application ou de résistance de cette force, connus aussi bien que manipulés par elle. Connus, à vrai dire, ils ne l'étaient que dans cette manipulation subjective, de façon que la connaissance à l'oeuvre dans la production des biens utiles, c'était cette force même, c'était plus profondément la subjectivité en laquelle elle se connait elle-même. C'est précisément dans la mesure où la force s'éprouve immédiatement dans sa subjectivité absolue qu'elle se trouve en possession d'elle-même, capable de se déployer et d'agir. Avec Galilée, au contraire, la rencontre de l'univers se trouve dépouillée de sa subjectivité essentielle. Ce n'est plus à la connaissance corporelle sensible ni à la force subjective qui habite le corps que revient la charge de saisir l'univers dans son être véritable. Celui-ci précisément n'est plus composé de qualités sensibles offertes à la prise d'un pouvoir subjectif mais de corps matériels, étendus, délimités par des figures. En sorte que la seule connaissance rigoureuse, adéquate, rationnelle que nous puissions en avoir, c'est la connaissance idéale de ces corps, c'est la géométrie. […] Or, la substitution de la connaissance géométrico-mathématique de l'univers matériel à son appréhension corporelle, subjective et vivante, entraine une subversion du phénomène de l'action qui se trouve au cœur de la production traditionnelle. Subversion telle en effet qu'elle mérite d'être appelée ontologique, en ce sens que c'est l'action dans son être même qui est changée : elle n'est plus subjective mais objective. Au lieu de se produire dans la vie même des individus et comme la mise en jeu de leurs pouvoirs intérieurement vécus, cette action, ou ce qu'on continue d'appeler improprement de ce terme, se produit désormais devant le regard de la pensée, sous la forme d'un ensemble de processus objectifs analogues à ceux de la nature. A vrai dire ce sont ces processus naturels eux-même, physiques, électro-magnétiques, chimiques, biologiques ou autre qui vont désormais définir l'être de cette action, en lieu et place de la subjectivité vivante, souffrante et agissante des hommes. C'est d'un seul et même mouvement, dans ce déplacement ontologique qui est aussi un déplacement phénoménologique, que se produit la substitution des mouvements objectifs naturels à l'action subjective des individus vivants et, conjointement, celle de la connaissance objective et rationnelle de l'univers matériel à l'épreuve intérieure, invisible et pathétique, que la vie fait d'elle-même à tout moment et qui est sa subjectivité même. ».
Cette rupture entre la subjectivité de « la force créatrice du travail vivant » (activités de « subsistance » domptées pour les besoins de la productivité et de la valorisation) et l'objectivité menaçante d'un procès incontrôlable qui pourtant s'accomplit et se régénère dans la praxis réelle et concrète des individus, génération après générations, est la résultante essentielle d'une lutte bourgeoise qui a engendré une forme de rationalité pour laquelle la satisfaction des « besoins » par la production ne pourrait s'effectuer qu'au travers d'une domination de l'homme sur la « nature », d'une mise au pas par le fonctionnalisme des divers éléments subjectifs par lesquels se lie et se mesure la « force de vie » à l'univers – les différentes activités de « production » nécessaires à la vie.
Mais au vu de ce que recouvre le terme de « production » dans le paradigme de la séparation culture-nature des « temps modernes », serait-il approprié de l'appliquer aux activités fournisseuses de biens des « sociétés » pré-capitalistes, ou même aux projections que nous pourrions avoir d'un monde post-capitaliste, sans pour autant entrer dans des tergiversations terminologiques ? La réponse pensons-nous, a été en partie donnée un peu plus haut lorsque nous disions que le mot même, « produire », inclut une conception des rapports des hommes au monde tout à fait spécifique. Produire implique pour les producteurs de transposer dans leurs produits leur puissance de socialisation, leur légitimité à « apparaître aux yeux du monde » et par conséquent, exorciser la menace d'une inexistence sociale. Cette menace s'exprimant au travers des objectivations sociales, et de l'impossibilité d'avoir prise sur elles, alors qu'ils contribuent pourtant à leur donner naissance perpétuellement par leur praxis même. Mais cet élan humain qui tend à s'intégrer à ce qui paraît être une communauté de destin est confronté dans les sociétés modernes au « mur » séparant les acteurs des spectateurs. Il est d'ailleurs intéressant de constater que le sens ancien de « produire » est lié à la présentation, au fait de faire connaître, de donner une image de soi ou de quelque chose, ou de soi au travers quelque chose, de « donner réalité à... ». Dans ce que l'on pourrait peut-être appeler un « glissement sémantique », il en est venu à signifier surtout une multiplication à l'infini « d'objets » matériels et immatériels, de concepts et d'images, qui se trouvent être soumis, sitôt générés par cette praxis particulière liée au mode de pensée et d'objectivation rationaliste qu'est « produire », à une séparation d'avec la vie humaine qui en fait des entités munies d'un pouvoir concret totalitaire. Le pouvoir des objets fascine les hommes, c'est-à-dire qu'il les tient sous sa domination au travers de ce dont ces objets-produits-marchandises sont les porteurs : la valeur. Cette dernière occultant dans le plein sens du terme, la puissance de socialisation des individus en la canalisant pour sa propre croissance indéfinie. Il s'avère donc nécessaire pour les produits de prendre pied dans le monde parallèle à la production qu'est la consommation afin qu'ils puissent libérer ce potentiel comme « déposé » en eux au travers du travail productif.
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Les besoins au cœur de la tourmente
Quel que soit le type de communauté ou de société, tout élément vivant ou non-vivant qui est intégré dans le monde des hommes et qui participe aux échanges relationnelles avec les autres éléments de ce « monde » (échanges par lesquels cet élément se voit doté d'un sens), est par conséquent marqué culturellement d'une signification qui lui octroie une « juste place » par rapport à la manière dont les normes sociales en font attribution (normes qui ne s'appuient pas forcément, bien sûr en ce qui concerne les communautés non capitalistes, sur une recherche absolue de l'utilité, mais sur des valeurs symboliques attachées à l'histoire et à la mémoire de ces communautés). C'est ainsi qu'un type d'animal, de végétal ou d'objet dans un contexte particulier acquiert une existence somme toute spécifique en fonction du schème culturel à partir duquel il se voit considéré (les animaux susceptibles d'être chassés et mangés par exemple, hors sociétés modernes, ne sont pas ainsi perçus, loin s'en faut, à la manière d'un tas de viande sur pattes). Nous avons pu voir plus haut, notamment dans le premier passage que nous avons repris de l'ouvrage de Gyorgy Markus, Langage et production, qu'une distinction pouvait être faite entre les « faits » et les « normes », entre « les règles régies par les lois naturelles – internes ou externes – en tant qu'elles déterminent les conditions d'effectivité des actions humaines » et «les normes qui postulent les motivations socialement codifiées de ces actions ». Mais, et cela est fondamental, c'est cette distinction même qui est relative aux individus historiques qui la font, c'est cette distinction en elle-même qui est historiquement déterminée, les hommes créant les « normes », pas l'économie, comme d'elle-même, en dernière instance et en opposition à la vision matérialiste. Ceci dit, le « paradigme de la production », en unifiant ces deux facteurs que sont l'ensemble des « faits » et l'ensemble des « normes », donc en les médiatisant, formule un ensemble de règles par lesquelles sont déterminés, du moins en grande partie, les « besoins » et les « intérêts » sociaux qui font référence à ces derniers au sein des sociétés modernes. La nécessité existe d'une part en tant que facteur de la subsistance, mais aussi d'autre part en tant que facteur social. Et les « besoins » se situent dynamiquement par-delà le point de rencontre de ces deux facteurs en exprimant de manière spécifique, historiquement parlant, cette nécessité en tant qu'ensemble de contraintes plus ou moins fortes (contraintes « naturelles » et sociales) unifiées par la production et stimulées par l'esprit du manque et de la rareté propre à « l'esprit du capitalisme » (Max Weber). L'on en revient, après l'avoir chassé de la porte du marxisme, au matérialisme, mais libéral celui-ci.
Il nous paraît en effet indispensable de préciser que le sens du mot « besoin » découle de l'idée de manque et que celui-ci, s'il a de tout temps été occasionnellement présent dans la vie et les craintes des hommes, n'en est pas moins structurellement rivé à la pensée qui prévaut dans les sociétés modernes libérales par le biais de la rareté, celle-ci ayant historiquement et idéologiquement déterminée une forme de praxis, la production, par rapport à laquelle s'ordonnent la subsistance et la socialisation. Si l'état de manque, ou de besoin, fut lié historiquement à des situations dé-structurantes (guerres, catastrophes naturelles, excès de pouvoir de la chefferie, …), pour la pensée moderne, il prend l'apparence d'une réalité permanente et oppressive à laquelle doivent se soumettre l'ensemble des pratiques humaines. Il est devenu une réalité intemporelle et omniprésente en lieu et place d'une potentialité abhorrée dont la réalisation signifiait forcément quelque part un dérèglement ou un déséquilibre « social » ou naturel par rapport auquel l'effort social tendait vers un rééquilibrage des conditions de la subsistance (autonomie) et non vers un accroissement de la production comme aujourd'hui. Certains idéalistes libéraux pourrons nous rétorquer que si les hommes ne ressentiraient qu'occasionnellement un état de manque (ce qui paraît une gageure dans une société de consommation comme la nôtre qui a su instituer par exemple une notion comme l'obsolescence), c'est parce qu'ils auraient su organiser efficacement la production afin de satisfaire leurs besoins, voire plus, atteindre l'abondance, souhaitée également par une frange d'idéalistes à la gauche du capital. Soit ! Si l'on ferme les yeux sur l'impossibilité d'une partie croissante de l'humanité d'accéder en toute sécurité à ces « satisfactions ». Mais en outre, il serait alors bon d'étudier l'approche des hommes dit « primitifs » face à ces prétendus « besoins » et de la comparer à celle ayant cours dans les sociétés modernes, principalement capitalistes, qui s'effectue par la consommation. En partant d'une telle analyse, il sera alors possible de déterminer la signification et l'essence de cette praxis si particulière à nos sociétés modernes qu'est la consommation et par suite, de mettre en exergue l'association intime et structurellement indispensable de celle-ci avec la production (tout en attirant l'attention sur leur séparation essentielle). Et ainsi nous pourrons en outre avancer que le besoin dans la société moderne capitaliste est un état perpétuel, mouvant et nécessaire (et ce n'est pas le moindre des paradoxes !) à la dynamique d'accumulation qui caractérise ce type de société.
L'idée de besoin est un point de départ, une présupposition idéologique. Le besoin ne saurait avoir une existence tangible, constante et palpable au travers des pulsions qui guident les actes courant de consommation que s'il est perpétuellement réintroduit dans le vécu des hommes « modernes ». Il nous apparaît donc pourtant telle une réalité ontologique qui semble faire partie intégrante de « l'aventure » humaine en guidant la nécessité historique de la production (celle-ci unifiant comme on l'a vu plus haut, les contraintes « naturelles » et sociales exprimées par les « besoins »). Mais sa réalité, pour historique qu'elle soit, ne l'est que du point de vu d'une pensée de la suprématie de l'économie qui en a fait l'essence même de cette praxis particulière (la production) dont la finalité contradictoire se situe d'une part dans la satisfaction aboutie des besoins, et d'autre part, dans l'éternel resurgissement de ceux-ci afin que ne cesse le cycle illimité de l'auto-accumulation du capital. Si la réalité des besoins prend l'apparence d'un fait naturel, leur satisfaction prend l'apparence d'une reproduction de la vie envers laquelle l'état de manque perpétuellement mouvant parce qu'institué par l'ordre économique, sert les desseins d'une domination, comme l'a noté Adorno :
« L’exigence d’une production qui se ferait uniquement en vue de la satisfaction des besoins appartient elle-même à la préhistoire, à un monde où l’on ne produit pas en vue de besoins mais pour engranger du profit et instaurer la domination ; à un monde où, pour cette raison même, règne le manque. Une fois le manque disparu, la relation entre besoins et satisfaction va se transformer. Dans la société capitaliste, la contrainte qui fait qu’on produit en vue du besoin – dans sa forme médiatisée par le marché, puis figée – est l’un des principaux moyens de s’assurer la fidélité des hommes. On n’est pas autorisé à penser, à écrire, à faire ou à produire quoi que ce soit qui dépasserait cette société qui, elle, se maintient au pouvoir en grande partie grâce aux besoins de ceux qui sont à sa merci. ».
Cette domination prend objectivement la forme du produit où se concentre un mode d'objectivation sociale que nous avons appelé objectivation rationaliste et par lequel l'homme se trouve « piégé » au sein d'un continuum où le poids de ses marchandises n'est pour lui un fardeau, que par rapport à l'insatisfaction qu'elles génèrent continuellement. Ce mode d'objectivation est propre à un schème culturel comme nous avons eu l'occasion de le noter, par rapport auquel s'est établie une séparation de l'homme vis-à-vis de ses « besoins » dont il se voit de plus en plus incapable d'en maîtriser le cours. Et ce du fait qu'il lui est de plus en plus difficile, voire impossible, de faire une distinction au sein de la sphère de la nécessité qu'il appréhende telle un ensemble de contraintes objectives, entre d'une part les actes finalistes (partant de contraintes « naturels », donc à caractère objectif), et d'autre part les contingences (sociales, culturelles, à caractère essentiellement subjectives) toutes unifiées et inextricables dans le paradigme de la production. Et pourtant, dans une société émancipée du capital, cette distinction devra être faite après avoir, dans le cours de la révolution, « définit la rationalité […] à travers laquelle les hommes font consciemment le lien entre les moyens et les fins ».
On le sait, selon le courant formaliste au sein des sciences économiques, les besoins ou les états de manque seraient les prémisses ontologiques à partir desquelles se fonderait l'économie en tant qu'art de gérer la production et les échanges nécessaires à leur satisfaction et ce depuis que l'homme vit en société, soit depuis les origines lointaines et obscures des temps sauvages et démunis. Encore faudrait-il que les faits collectés par l'ethnographie, et leurs analyses menées par des anthropologues un tant soit peu « désencombrés » par les idées préconçues de la culture économiste dominante, corroborent de telles assertions. Or, selon l'analyse anthropologique effectué par Marshall Sahlins (pour nous en tenir à ce seul auteur), notamment dans son ouvrage Âge de pierre, âge d'abondance, et grâce à l'examen qu'il y fait de plusieurs données ethnographiques anciennes ou plus récentes, ainsi qu'à sa propre constatation sur le terrain, les peuples primitifs ne connaissent le manque et le besoin que lors de situations exceptionnelles marquant une rupture plus ou moins intense avec le cours nonchalant et insouciant de la vie de ces « sociétés » au sein desquelles le temps passé à la subsistance, que ce soit l'obtention de nourriture ou de biens matériels volontairement limités (du fait de la nécessité du nomadisme notamment), se réduit principalement à quelques heures par jour en moyenne. Malgré une interprétation utilisant les catégories de l' « économie moderne », Sahlins réussit à démontrer que les personnes vivant au sein de tribus et communautés primitives subsistent sans que le besoin ne colle quotidiennement à leurs basques, sans que perpétuellement ils ne vivent dans un état de manque qui les domine et les angoisse :
« L'attitude des chasseurs envers les pratiques agricoles [refusant la « révolution néolithique »] nous amène, en dernier lieu, à considérer sa relation à la nourriture et aux activités de subsistance. Nous nous aventurons là, une fois encore, dans le domaine le plus fermé de l'économie, domaine passablement subjectif et dont il est toujours difficile de pénétrer la signification ; et cela d'autant plus que les chasseurs semblent prendre un malin plaisir à dérouter nos efforts d'interprétation par des coutumes dont la bizarrerie ne nous laisse qu'une alternative : ou bien ce sont des imbéciles ou bien ils n'ont réellement pas à s'en faire. Car si les conditions de vie du chasseur sont effectivement critiques, de son apparente nonchalance on est logiquement en droit de conclure, conformément à la première proposition, qu'il est imprévoyant et inconscient ; en revanche, si ses besoins de subsistance sont aisément satisfaits, si tout un chacun peut escompter s'en tirer, alors cette apparente imprévoyance ne nous apparaît plus comme telle. Parlant des traits propres à l'économie de marché et de son institutionnalisation de la rareté, Karl Polanyi écrit : « On a mis à nu notre bestiale dépendance à l'égard de la nourriture et donné libre cours à la peur élémentaire de la famine. On a délibérément aggravé notre humiliant assujettissement aux choses matérielles, que toute culture a précisément pour but l'alléger » (1947, p. 115). Mais nos problèmes ne sont pas ceux des chasseurs-collecteurs. Leurs aménagements économiques s'inspirent de la profusion originelle, de la foi en la munificence de la nature et l'abondance de ses ressources, et non du désespoir née d'une conscience de l'insuffisance des moyens humains. »
Chez lez peuples « primitifs », il a donc été constaté par les études anthropologiques un tant soit peu sérieuses que dans la réalité qui est la leur et qui découle de leur conception structurale et signifiante du monde et de ses éléments (leur « cosmovision »), le besoin ne semble pas en faire partie intégrante. Comme s'il n'apparaissait pas dans les motifs qui les animent à entrer en relations avec leur environnement afin d'en tirer leur subsistance. Une autre façon de considérer la chose est de dire que ces personnes ont une certaine conscience et une certaine forme culturelle de la maîtrise de leurs besoins, de sorte que ceux-ci n'apparaissent pas dans la vie courante en tant qu'éléments d'une dynamique qui les porterait à vouloir incessamment les satisfaire (nous excluons ici les cas exceptionnels de pénuries pour diverses causes, dont climatiques). Les hommes vivant selon un mode de pensée dit « primitif » ne seraient donc pas séparés de leurs besoins, ni peut-être de la conscience des formes que prend la nécessité selon les pratiques qui y sont attachées ; ce point définissant une importante différence culturelle (peut-on dire de rationalité ?) par rapport au mode de pensée des sociétés modernes marchandes, pour lesquelles la présence d'une césure entre les hommes et leurs conditions complexes de reproduction s'est immiscée abstraitement – par le biais des lois du marché et de la valorisation, aux objectifs indéfinissables, de la valeur -, mais aussi concrètement – par une appropriation par l'ordre économique des moyens de subsistance permettant d'accéder à l'autonomie -, afin d'ordonner une réalité où règne l'angoisse, le manque chronique, l'insatisfaction permanente et l'individualisme. Ce mode de pensée ou schème culturel capitaliste, s'objective dans une forme spécifique de fétichisme, le fétichisme de la marchandise (cette dernière étant omniprésente et multiforme), qui, en donnant à l'objet-produit, la marchandise, le pouvoir démiurgique de fonder nos relations sociales, génère en nous une séparation entre notre conscience, notre « culture », et nos « besoins », notre « nature ». Malgré leurs ambitions, les idéaux pour lesquels nous avons bâti un autel (figurés par le rationalisme scientifique et philosophique des Lumières), n'ont pas extrait de notre inconscience l'élaboration obscure d'un pouvoir extérieur à nous objectivé dans l'objet : la constitution du fétiche. Tout en contribuant à nous ôter la conscience de nos collaborations à une praxis auto-constitutive, l'idéalisme bourgeois a eu pour effet de laisser ce fétiche (la marchandise) démultiplié par cette praxis productive, prendre possession de nos vies et de nos consciences, et guider nos actes selon les nécessités objectives de son auto-accumulation. La perte de conscience de la signification des processus pratiques de production et de ce qu'ils impliquent dans nos vies et nos rapports sociaux, est principalement issue de la surévaluation de l'activité intellectuelle qui ne pouvait qu'approfondir la séparation d'avec la matérialité de nos conditions et de notre structure sociale. C'est de la dichotomie base/super-structure qu'il s'agit là, ou de celles, comparables, opposant culture et nature, sujet et objet, abstrait et concret :
« Quel que soit le niveau où l'on se place : individu, société, monde, sujet seul, objet seul, on retrouve ce concept polymorphe et globalisant [séparation entre culture et nature]. On peut donc bâtir des oppositions du type : sujet (société, culture, homme, cerveau, esprit, intentionnalité) versus objet (nature, planète, corps, non intentionnalité, etc) et mettre aux commandes soit l'un, soit l'autre pôle, celui du sujet, de l'humain, de sa liberté, de sa libre création et de sa subjectivité, ou celui de l'objet, de la dure loi de la nécessité, des contraintes matérielles, de la vie corporelle ou de la logique implacable des faits. On peut étendre à l'ensemble de l'univers le modèle de l'objet, en renonçant à nos agents humains et à leur pouvoir d'agir rationnellement ; ou, au contraire, on peut étendre le modèle de l'agir à tout ce qui existe, tenir le non humain pour moteur de l'évolution du monde, et l'on perd la stricte causalité qui régit le monde objectif et qui est si pratique pour établir des « faits incontestables » »
Il est à noter au passage que l'élaboration d'un sujet véritablement politique implique d'une certaine façon une certaine reconnaissance d'une dichotomie entre objectivité et subjectivité (dans l'assomption d'une dialectique entre les deux, génératrice de « valeurs »), mais que celle-ci dans ce cas n'engage pas une domination absolue de l'une sur l'autre (impliquant alors une césure suivie d'une opposition entre sujet et objet plutôt qu'une véritable dichotomie) contraignant la raison à ne suivre que le mouvement de ce qui, de mille manières, institue cette domination.
Le mode d'objectivation ayant cours dans les « sociétés » primitives ne paraît pas quant à lui séparer les hommes des conditions de la reproduction de leur vie, des modes de leur subsistance, de la « production » (plus exactement ce que l'on englobe idéalement par ce concept). S'il détermine une forme de fétichisme, cette forme de fétichisme n'est pas le fait d'une objectivation sociale prenant la forme des finalités de l'activité « productive », de marchandises ou de produits qui n'existent pas dans le monde primitif. La production n'existe pas en soi en tant qu'activité séparée dans les communautés primitives mais recouvre selon notre mode de compréhension, l'ensemble des activités liées à la subsistance et les « échanges » qui, dans la réalité du monde primitif, avec les variantes dues à la diversité des conditions et des stades « d'évolution » de vie et de culture, sont imbriquées dans la globalité de la vie sociale, familiale, culturelle et cultuelle. D'où parfois la difficulté d'employer des catégories historiquement déterminées et adaptées afin d'expliciter la vie sociale de communautés humaines pour lesquelles elles n'ont pas lieu de former un cadre explicatif.
D'ailleurs, à cet égard, Sahlins lui-même, dans Âge de pierre, âge d'abondance, semble peiner quelque peu à faire entrer les concepts de « production » et d' « économie » dans la description analytique qu'il fait de l'activité de subsistance dans des communautés primitives. Au sein de cette activité, l'accession aux biens nécessaires aux modes de vie de ces communautés ne semble pas reposer sur une « production » selon l'idée que ce terme éveille en nos esprits, idée fondée sur la réalité actuelle d'une praxis cloisonnée dans sa propre logique (d'exploitation de « ressources » objectivées à des fins quantitatives d'accumulation). L'accession à ces biens repose sur un type de « rapports directs » aux « autres » (vivant comme non-vivant) engendrant une gamme d'activités par lesquelles les « primitifs » instauraient un équilibre plus ou moins stable de leur suffisance matérielle et sociale. D'où il ressort que l'intersubjectivité semble être au fondement de la vie de ces communautés. Au-delà de ce qui peut nous paraître comme un aspect fonctionnel indispensable à la perpétuation de la vie biologique et sociale, « l'objet » (selon notre perception « moderne ») n'est pas perçu réellement comme tel, c'est à dire selon une réalité qui ne le positionne pas irrémédiablement comme extérieur, face à eux, mais comme élément d'un ensemble, d'un Tout au sein duquel s'intègre cet élément à partir du moment où se crée une relation d'inter-dépendance et/ou de réciprocité. De cet ensemble, les hommes en font bien entendu partie intégrante, permettant par là même des relations directes, privilégiées, donnant la possibilité d'ouvrir un éventail de maîtrises relatives de ses conditions de vie et d'échange avec les autres entités, concrètes et imaginaires. La relativités de ces formes de maîtrise découlent des modes de fétichisme qui y ont cours, ce qui n'excluent nullement des rapports de domination en lien avec l'idée en cours de la justice.
Les relations humaines, ainsi que celles ayant cours entre humains et non-humains, sont donc déterminantes du point de vue des activités équilibrant la vie des peuples primitifs ainsi que des objets y prenant part, et ce de façon presque exclusivement inconsciente mais néanmoins socialement structurée par un ordre culturel spécifique. Corrélativement, ces activités et objets déterminent en retour par leurs caractères symboliques les rapports « sociaux » qui construisent la réalité de ces peuples.
« ...dans les sociétés traditionnelles, les activités de travail et leurs produits sont médiatisés par, et enchâssés dans des rapports sociaux non déguisés, alors que, sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes [ils semblent entrer d'eux-mêmes en relations les uns avec les autres]. Dans une société où le travail et ses produits sont enchâssés dans une matrice de rapports sociaux, ils sont informés par ces rapports, c'est-à-dire que leur caractère social leur est donné par ces rapports – toutefois, le caractère social donné aux divers travaux semble leur être inhérent [résultat du caractère fétichiste de ces rapports]. Dans ce contexte, l'activité productive n'existe pas en tant que pur moyen et les outils et produits n'apparaissent pas comme de simples objets. Informés par les rapports sociaux, ils sont au contraire imprégnés de significations et de contenus – qu'ils soient ouvertement sociaux ou quasi sacrés – qui semblent leur être inhérents. »
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De la consommation à la re-production
Qui de la poule ou de l'œuf a eu la primeur dans l'ordre de la création ? C'est à ce niveau que se situe le problème de savoir si c'est le paradigme marchand qui, dans sa dynamique évolutive, a permis le déploiement inégalé du raisonnement abstrait, engageant par la même occasion cette césure « Nature-Culture » qui structure notre imaginaire, notre schème culturel ; ou s'il s'agit de l'émergence d'un principe idéologique selon lequel l'esprit de l'Homme dans sa supériorité ontologique se doit de considérer l'univers tangible comme une « machine » (afin d'en codifier mathématiquement la structure et le fonctionnement), qui a permis un développement sans pareil du paradigme marchand grâce aux possibilités apportées par des nouveaux outils conceptuels de quantification. Mais nous pouvons penser qu'il s'agit plus probablement d'une « coextensivité » de l'un et de l'autre qui a modelé les esprits des hommes modernes pour une séparation de la pensée d'avec la matière. Cette dernière étant pourtant en dernier lieu, l'endroit où la vie, par un rapport dialectique avec elle, prend conscience d'elle-même. La consommation peut d'ailleurs être interprétée en ce sens, comme une relation à « l'objet » (y compris vivant) qui tente de rétablir un rapport de co-détermination donnant à l'existence une possibilité de reconnaissance et de perpétuation. Le besoin, s'il est biologique dans le fond (manger pour la pérennité de son existence, se vêtir pour résister au froid, etc.), est culturel dans la forme comme nous l'avons vu, et est lié à ce besoin de reconnaissance après laquelle nous courrons en permanence dans nos sociétés modernes, car jamais assouvie. Il se déplace constamment au fil d'une pensée que se sont appropriées nos produits-marchandises (ou plus exactement, vers lesquels s'est déplacée, « transpositionnée », cette dernière). La consommation ressemble ainsi à une course sans fin (au-delà de la nécessité de la perpétuation de la vie, et se superposant à elle) afin de tenter désespérément de nous ré-approprier cette pensée qui s'est perdue, ou plutôt immiscée à notre insu, dans le « monde fantasmatique de la marchandise ». Cette « transsubstantiation » comme l'appelait Marx, en tant qu' « unité de l'aliénation et de la réification » (G. Markus), génère un état de besoins permanents, « guidés » en quelque sorte par ce pouvoir occulte que l'homme introduit systématiquement dans les produits et conséquemment, dans les façons dont se structure son mode de pensée, l'ordre culturel, et qui participent, avec le travail en tant que médiation sociale sous le capitalisme, à l'objectivation des rapports sociaux.
« En ce sens, on peut voir l'objectivité comme la « signification » non ouvertement sociale qui surgit historiquement lorsque l'activité sociale objectivante se détermine elle-même socialement de manière réflexive. Dans le cadre d'une telle approche, les rapports sociaux des sociétés traditionnelles déterminent les travaux, les outils et les objets qui, en retour, paraissent posséder un caractère socialement déterminant. Sous le capitalisme, le travail et ses produits créent une sphère de rapports sociaux objectifs : ils sont réellement socialement déterminants mais ne paraissent pas l'être. Ils apparaissent au contraire comme purement « matériels ». ».
De l'image faussée de cette « matérialité », procède un comportement séparatif de l'homme moderne qui attribut à ce qui ne saurait se classer dans cette matérialité (l'esprit, la Culture, l'entendement, la raison, l'Humanité, etc), un rôle culminant et dominant. La sphère de la consommation, où le rapport à cette matérialité est directe, tangible, et au sein de laquelle les hommes se trouvent comme happés par ce processus sans fin de la reproduction (les conditions « bassement » matérielles de la re-production de la vie et de ses aptitudes), sphère de la féminité et du domaine « privé », se trouve donc être « culturellement » séparée et dominée par une autre sphère, située dans les nimbes sacrées de la création où règne l'esprit, la sphère de la production, sphère de la masculinité et du « public ». Mais cette description n'est que très schématique, en n'exprimant pas toute les contradictions contenues dans ces deux sphères de la praxis, ainsi qu'au sein des catégories de marchandise (ou produit) et de travail, contradictions dont l'analyse pourra éventuellement nous amener à proposer un élément de détermination historique qui puisse nous aider à définir la « nature » de la production. En effet, et comme nous avons pu le remarquer d'une façon ou d'une autre au long de cette analyse, la forme d'objectivation sociale caractéristique du capitalisme (et plus généralement des sociétés marchandes), que nous avons nommé objectivation rationaliste, attribue à la marchandise deux caractères distincts « logiquement » consubstantiels l'un à l'autre : le premier prend l'aspect d'une subjectivité par laquelle les hommes se font maîtres de la matière, de l'objet, de la nature considérée comme « chose » (les individus « libres », « responsables » et « autonomes ») ; le second tient lieu d'objectivités qui se posent ontologiquement comme des contraintes inhérentes à une « nature » universelle et abstraite, des destinées sociales et « naturelles » qui paraissent imparables. Le système des « besoins », en perpétuel mouvement de croissance et de redéfinition, est donc au cœur d'une consommation au sein de laquelle les hommes, pensant maîtriser le cours de leur vie au travers de l'accession au « pouvoir d'achat » (et par conséquent de la possibilité de la soumission des objets à la « réalité » de leurs intérêts), se laissent en vérité guidés par des abstractions qui leur échappent. Ces abstractions sont contenues dans les produits comme des objectivités qui déterminent elles-mêmes le type de relations que les individus entretiennent les uns avec les autres, faisant que ces produits médiatisent les rapports sociaux qui pourtant paraissent liés à des relations directes entretenues par des intérêts particuliers « objectifs », et donc détachés d'un certain contexte social où règne le produit-marchandise :
« Ces rapports constituent un cadre coercitif apparemment non social, « objectif », à l'intérieur duquel les individus autodéterminants poursuivent leurs intérêts – par quoi les « individus » et les « intérêts » paraissent ontologiquement donnés plutôt que socialement constitués. C'est-à-dire qu'un nouveau contexte social se constitue qui ne paraît ni social ni contextuel. Bref, la forme de contextualisation sociale caractéristique du capitalisme est une forme d'apparente décontextualisation. ».
Le produit (tout comme le travail) est donc le média d'une « détermination sociale non consciente ». En tant que telle, il a pu prendre une place hégémonique dans la société capitaliste et donc devenir une « forme totalisante » derrière laquelle désormais nous sommes amenés à courir tels des êtres en état de manque permanent. Ils sont devenus des signes nous indiquant le sens vers lequel se doivent de tendre nos vies, mais ne sont plus des significations réelles pour nous car celles-ci sont désormais par trop abstraites et maladroitement résumées par des maximes dévoilant un cours linéaire de la vie aux finalités inconnues (« il faut vivre avec son temps » !). Les « besoins » tels qu'ils sont perçus, culturellement considérés dans les sociétés modernes, donc par rapport à cette tension résidant au sein des produits, exprimée par la dichotomie entre une nature « chosiste » et une culture abstraite, représentent la base sur laquelle se développe le paradigme de la production. La pratique de la consommation entre en résonance avec la praxis productive dans le sens où cette dernière semble répondre aux « besoins » exprimés par les nécessités et les tendances de la première, mais néanmoins la production imprime à celle-ci non seulement des directions vers lesquelles devront tendre les « besoins » en fonction d'impératifs productifs et/ou de valorisation mais plus fondamentalement, un type de rapports sociaux qu'elle a elle-même introduit abstraitement dans la signification portée par les produits (cas « pathologique » des objets technologiques, téléphones portables et autres tablettes...). Le travail, qui est au cœur de la production, donne forme à une sphère au sein de laquelle, il médiatise les rapports sociaux qui finissent par « tourner » autour de lui, et du produit au sein duquel il se concentre, se coagule et se re-présente. Cette « coagulation », qu'elle soit le résultat du procès de valorisation dans le capitalisme ou de tout autre mesure du temps nécessaire à la production de tel ou tel produit eu égard à l'emploi rationaliste des outils de travail dans le but d'en faire les instruments de la concurrence économique, nécessite une gestion et une comptabilisation (une quantification, mais axé sur le coût de production, donc non seulement arithmétique, mais essentiellement statistique), par lesquelles s'immisce une forme de domination de l'abstraction sur les relations directes inter-subjectives. Avec les produits, cette gestion et comptabilisation, cette quantification statistique adaptée à une logique immanente à la production, se déploie dans la sphère des « besoins » et de leur satisfaction par la consommation, et participent à ordonner et généraliser d'une façon historiquement déterminée les modes de pensée des individus. Ceux-ci se caractérisent principalement par une séparation fondamentale qui supporte la réalité vécue, et qui se fait jour au sein du rapport existant entre d'une part, les formes abstraites engendrées par les pratiques de quantification (amplifiée par les outils technologiques adaptés à leurs usages, tel l'informatique) comme des objectivités qui semblent issues de lois formelles, d'un système formel, et d'autre part, une subjectivité dont le sens se réfère à une domination sur toute « chose » pouvant être passée au crible d'une évaluation quantitative (objets, êtres vivants, et de plus en plus, nos propres corps, compétences, adaptabilités, etc.) dans le but de s'auto-constituer pour un « investissement maximal ». Il s'agit donc d'une dichotomie paradoxale dont les deux éléments s'affrontent tout en s'appuyant l'un sur l'autre, consciemment dans un sens (la subjectivité dominatrice semblant s'appuyer sur le « système formel » dans son auto-constitution), inconsciemment dans l'autre sens (les abstractions se fondent par rapport à la « subjectivité pure » de l'individu du capitalisme qui ne perçoit pas la « nature » de ce qui le domine socialement). La « mesure » ne peut s'éprouver que dans notre intention d'en affirmer, même inconsciemment, la norme et la cadence. C'est ce que nous faisons durant le cycle de la reproduction dans le capitalisme (surtout restructuré dans sa phase finale) et pour lequel la consommation assure le mouvement perpétuel nécessaire à l'accroissement sans fin de la production. Au sein d'une telle dynamique, d'une telle coextensivité de la production et de la consommation, les individus remarque György Markus :
« sont déterminés de l'extérieur non seulement dans leur situation sociale objective mais aussi dans leur subjectivité ; les besoins, les aspirations, les intérêts dont ils prennent conscience sont canalisés dans une certaine direction à la fois spontanément (d'où la catégorie de conscience fétichiste), et à travers les idéologies dominantes – par et en accord avec les rapports existants de domination sociale. »
Propos que viennent étayer ceux de Jean-Marie Vincent :
« Les individus deviennent des « sujets » pour les objets, des « sujets » à la recherche de satisfactions objectales qui leur donnent l'impression d'étendre leurs capacités relationnelles grâce à des jeux de permutation et de substitution entre des excitations éphémères. L'objet est là pour donner à des sujets largement enfermés dans des pratiques routinières et réactionnelles le sentiment d'être des moi en expansion dans un contexte d'autorelationnalité, c'est-à-dire de relations aux objets en vue de se les assimiler. Le sujet se perd dans des objets – plus ou moins accessibles – dans l'espoir de se trouver et de trouver sa place au-delà des contraintes des rapports sociaux de production [et, peut-on dire actuellement, pour une adaptation à l'univers de ces rapports]. Derrière les apparences d'une relation à soi et d'une prise de possession symbolique du monde, il se produit ainsi un processus de réfraction des réalités sociales et naturelles à travers des objets chiffrés. »
Qu'est-ce que la production dans la modernité capitaliste ?
La production, dans la poursuite de sa propre logique, engendre des entités (les produits et/ou marchandises) dont la « nature » implique qu'ils soient soumis aux concepts, à l'ordre conceptuel issu des rapports sociaux des sociétés modernes et des usages qui en sont inhérents (le règne du calcul), et qui en font des « choses » soumises à nos intérêts, sous couvert des « besoins ». Mais par effet rebond, ce paradigme inaugure de nouveaux concepts, façonne en retour l'ordre conceptuel de telle sorte que ces concepts deviennent des produits eux-mêmes, des « choses » dans l'ordre des idées (ce qui explique le fait que, comme nous l'avions noté plus haut, que les produits soient présentés commercialement comme des « concepts »). La subjectivité n'est donc que toute relative, relative à un mode de pensée, à un processus social, et soumise en dernier lieu à une objectivité que nous contribuons nous-mêmes à élaborer par le biais de la production et de la logique qui lui est immanente.
Afin de définir ce que recouvre cette logique productive, la « nature » de la production, au travers de la réalité au sein de laquelle elle se déploie et en laquelle elle trouve à se justifier, il nous faut comprendre la « nature » de la conscience qui lui donne un sens et une nécessité dans la « naturalité », la matérialité de cette réalité, et qui façonne les rapports sociaux en conséquence. La matérialisation de cette conscience, en tant que médiation sociale se concrétisant dans les produits dont la centralité en est le révélateur, et par répercussion cette conscience elle-même, s'auto-régénère dans la praxis de la production, faisant de celle-ci l'acte processif par lequel les hommes se construisent une illusoire et pathétique puissance. Rationalisation et production sont les deux éléments d'un même processus pour lequel la primauté du quantifiable relègue les relations humaines dans le domaine de l'auto-constitution instrumentale des individus (rapports sociaux séparant et fragmentant les entités individuelles entre elles, entités dont l'unique horizon est de s'adapter ou mourir). Ce processus se dévoile dans la réalité constituée par l'économisme et son paradigme.
Dès lors, à partir du moment où nous avons défini les contours de la « nature » de la production, nous pouvons nous interroger sur l'opportunité de déterminer par ce terme, et de considérer par le biais de ce concept, les différentes activités liées au fait de se procurer de quoi « vivre » mais surtout par quoi s'insérer dans l'ordre des communautés vivantes. Il s'agit d'une part, des activités mises en œuvre dans les « sociétés » primitives, et d'autre part, de celles que nous aurons à élaborer pratiquement et théoriquement dans l'optique d'une sortie de l'économisme et de la société capitaliste. Il y a une différence fondamentale, nous l'avons vu dans la présente analyse, entre le fait d'agir conformément à un schème culturel par rapport auquel c'est soit l'objet qui est au centre de la vie sociale et qui détermine la « nature » des rapports sociaux, soit ce sont les relations inter-subjectives (l'immédiateté sociale) qui déterminent la signification et la place des objets au sein des rapports sociaux. Si dans le premier cas, il est possible d'appliquer le concept de production à un type de sociétés pour lesquelles le produit représente le facteur principal de progrès humain, du moins dans l'idéologie de la majeure partie de ces sociétés (y compris celles se réclamant d'une « émancipation » de la « classe des producteurs » vis-à-vis de la classe possédante : marxisme), dans le second cas, il devient beaucoup plus hasardeux d'y appliquer ce concept, du fait, comme nous l'avons dit, que la praxis productive dans son essence contient une dynamique au travers de laquelle il semble difficile d'expliquer les agissements des communautés non-capitalistes, parce que cette dynamique est constitutive d'un mode de pensée particulier. Et cet obstacle devient vite une gageure si on le considère du point de vue d'actes libératoires visant à s'extraire de l'emprise dans nos vies et nos pensées du prétendu « réalisme » économique et productif (« réalisme » fondé sur une réalité que nous contribuons plus ou moins à faire vivre). La « radicalité » se doit alors de retrouver tout son sens, son sens réel !
Une critique de la production ne doit absolument pas être qu'un exercice intellectuel de plus ne visant qu'à satisfaire une pseudo connaissance de la société dans laquelle nous survivons et vis-à-vis de laquelle, par conséquent, nous n'aurions au final qu'à trouver de quelconques compromis. Elle doit nous engager vers une attitude d'auto-critique chaque fois que nous nous abandonnons aux illusions portées par la marchandise et ses rêves utopiques. Elle doit nous faire violence en éveillant en nous une conscience, aussi infime soit-elle, de notre aliénation aux produits d'un travail qui n'est plus que perte de soi dans une logique devenue folle de la quantification statistique. Il ne s'agit en somme « que » de se réapproprier l'acte créateur en soi au sein de la communauté, le travail, afin d'en faire de nouveau un outils au service de notre auto-accomplissement. C'est une forme, constructive, de grève se généralisant à tous les aspects de nos vies aliénées. Un refus des pressions psychologiques, de la logique quantitative absolue devant réguler nos vies, d'une soumission aux statistiques, de tout de qui tend à nous rendre « responsables » d'une rationalisation à l'extrême de notre activité de producteurs d'une plus-value, et d'une croissance à « arracher avec les dents ». Ce n'est plus produire qui doit nous importer, parce que ce n'est plus avoir, mais agir pour soi et sa communauté, aussi bien professionnelle que familiale, ou nationale, en un mot : être ! C'est donc d'une rébellion autant que d'une insoumission qu'il s'agit, d'actes d'insubordinations à une logique mortifère de négation des identités personnelles et collectives. C'est à ce prix, celui d'une violence revendiquée envers tout ce qui nous nie en tant que porteurs de nos propres vérités, que nous construirons autant de socialismes qu'il y a de patries. Nous ne dépasserons pas des abstractions destructives en poursuivant d'autres abstractions, telles celles qu'avaient voulus nous faire adopter certains se prétendant « socialistes ». En combattant, nous ne pouvons qu'aller vers nous-mêmes, que retourner à nous-mêmes !
La production est le mythe, la passion triste du néo-libéralisme. Nous devons élever un autre mythe, un mythe capable de soulever les peuples et les nations, chaque être les composant, et de les réinscrire dans l'histoire, de leur donner à espérer de nouveau que l'histoire n'est pas fini et ne finira jamais. Que l'illusion selon laquelle celle-ci aurait touché à sa fin n'est que le fruit d'une immense tromperie inoculée par les chantres du néo-libéralisme vainqueur des années 90 et 2000 (Fukuyama). La création est le propre de l'homme sur terre et nous devons de nouveau y fonder notre foi. La puissance est l'aventure humaine conduisant à l'autonomie et la souveraineté, signe d'une santé qu'il nous faut recouvrer. Aujourd'hui, c'est de la puissance de notre civilisation qu'il s'agit, de l'Europe, afin de redonner l'espérance nécessaire à ses peuples et nations et ceux qui les font. C'est un socialisme européen, union des différents socialismes nationaux, qu'il nous faut créer afin de redonner foi et vitalité aux européens endormis sous le fatras des fétiches d'une production adulée et annihilante. En bref, il nous faut réinscrire notre puissance de travail et de création dans notre volonté politique, et replacer nos vertus européennes ancestrales en tant que guides et fiertés de nos identités réunies au sein de notre grand projet continental. Nous devrons éclairer notre route de la lumière d'un Empire à construire, de la fascination pour un projet plus grand que tous ceux qui nous ont précédé, un Empire de Justice et d'Espérance pour tous les européens.
Yohann Sparfell
(texte écrit initialement en 2010, modifié en 2012 pour Sortir de l'économie n°5, et 2016)